Le capitalisme n’est pas seulement un système économique, il est la
matrice qui a engendré le monde moderne et aussi un type humain, que
certains ont appelé Homo Oeconomicus, fruit d’une véritable
transformation anthropologique. Il a réalisé ce que les régimes
totalitaires du XX° siècle avaient rêvé de faire sans pouvoir le
réaliser: donner naissance à un homme nouveau et cela à l’échelle
mondiale. Armé de sa technique et de son dieu unique, l’Argent, il a
conquis le monde, c’est-à-dire qu’il l’a transformé en désert. Désert
autour des hommes mais désert aussi en l’homme. Pour comprendre ce
nouveau monde et ce nouvel homme, pour savoir comment une telle chose a
pu se produire, il faut revenir à un concept fondamental mis en lumière
par Karl Marx dans son analyse du capitalisme: l’aliénation.
L'aliénation comme une dépossession
La définition que l’on trouve dans le dictionnaire du mot aliénation
nous dit que c’est «l’état de l’individu qui, par suite des conditions
extérieures (économiques, politiques, religieuses) cesse de
s’appartenir, est traité comme une chose, devient esclave des choses et
des conquêtes même de l’humanité qui se retournent contre lui». Le seul
mot français aliénation traduit deux termes allemands utilisés par Marx:
Entäusserung (v. entäussern: se défaire de; adj. äusser: extérieur,
externe) et Entfremdung (v. entfremden: éloigner, détacher, détourner;
adj. fremd: étranger). Ce terme traduit donc un sentiment
d’extériorisation, de dépossession de soi et d’étrangeté face au monde
et à soi-même. Mais pour Marx il ne peut se comprendre qu’au sein du
processus de domination du capital qui passe par l’exploitation,
l’aliénation, la réification.
Car cette dépossession est le résultat de l’exploitation capitaliste,
c’està-dire du fait que dans l’entreprise capitaliste les salariés
produisent une valeur équivalente à celle de la force de travail
(travail concret qui leur est versé sous forme de salaire) mais aussi
une valeur additionnelle (travail abstrait qui donne la plus-value, la
valeur, que gardent les capitalistes). Le travail vivant (concret) est
transformé en abstraction (la valeur), c’est à dire en argent. Dans le
monde capitaliste l’immense majorité des individus ne possèdent pas leur
outil de travail, ils sont obligés de rejoindre des entreprises qui
leur fournissent les moyens de travailler. Ils en sont réduits à vendre
leur seul bien, leur force de travail, c’est-à-dire eux-mêmes, pour
fabriquer des marchandises. Dés lors leur travail n’est plus qu’une
marchandise parmi d’autres et ils doivent agir comme des capitalistes:
pour survivre ils doivent impérativement vendre leur marchandise-force
de travail sur un marché du travail où les salariés du monde entier sont
mis en concurrence. Le salarié est celui qui extériorise sa propre
puissance subjective (sa force de travail) en lui donnant, sous la forme
d’une marchandise, une existence objective et cela dans le but de
gagner un salaire lui permettant d’acquérir d’autres marchandises.
Elle n'est pas une fatalité
Ce que Marx a critiqué ce n’est pas le travail en lui-même mais la forme
spécifique qu’il a pris dans le monde capitaliste, la
forme-marchandise. Le travail n’était pas aliéné, il l’est devenu à la
suite d’une transformation sociale dont on peut faire l’histoire (ce que
Marx a fait dans le livre I du Capital). Cette forme d’aliénation
n’est pas une conséquence inéluctable de l’histoire humaine et elle n’a
pas toujours existé comme voudraient nous le faire croire les idéologues
du système. Alors que le travail avait permis à l’individu de
s’affirmer en tant qu’homme, de dépasser l’animalité, la seule
nécessité, pour agir sur son milieu et le maîtriser, il est devenu une
forme de servitude. Il n’est plus un but en lui-même, il est devenu un
moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Ce qui devrait
permettre l’affirmation de soi est devenu l’instrument de la négation de
soi. Le travail qui était liberté et indépendance devient servitude et
enfermement dans un processus abstrait et technique que personne ne
maîtrise plus. L’individu aliéné perd toute conscience de sa force, de
son pouvoir d’agir et de transformer le monde. Il est dépossédé de la
maîtrise du monde qu’il habite et de son destin. De la naissance à la
mort, en passant par l’enfance, l’école, le travail, la sexualité, la
politique, les loisirs, la vieillesse, tout est laissé aux mains des
experts, des techniciens, des gestionnaires. Tout ce qui reste à
l’homme, c’est vendre et acheter, c’est se vendre et consommer. La loi
du commerce a remplacé les valeurs du travail. Et cette servitude est
appelée à ne pas connaître de fin car dans le système capitaliste la
production, rebaptisée croissance, est un moyen qui n’a d’autre fin
qu’elle même.
L’aliénation capitaliste ne touche pas seulement ceux qui travaillent,
elle s’est étendue à tous les humains et au monde entier à travers la
domination absolue de l’argent. L’argent est la marchandise- reine,
celle qui permet d’avoir toutes les marchandises, celle qui est là pour
remplacer tous les liens traditionnels que le développement du
capitalisme et l’atomisation des individus ont détruits. L’argent, comme
le travail dans le système capitaliste, réduit l’individu à n’être
qu’une abstraction. On ne travaille que pour en gagner car il est le
signe de la puissance, qui s’appelle aujourd’hui «le pouvoir d’achat».
Celui qui en possède n’a aucun pouvoir mais il offre tous les moyens
d’en obtenir. L’argent est l’objet absolu de tous désirs, le Désir
objectivé, matérialisé. En posséder permet de consommer, d’acquérir tous
les objets techniques qui s’offrent comme le moyen d’échapper à cette
solitude, à cette angoisse face à un mode devenu étranger et
incompréhensible. Mais le sentiment de puissance que procurent ces
objets n’est qu’éphémère et, tout comme la production de marchandises,
il ne peut avoir de fin car il renforce ce qu’il est censé combattre:
l’aliénation et la réification. Ce qui se présente comme un remède n’est
que le renforcement du mal et ceux qui le possèdent sont tout autant
aliénés que ceux qui n’en ont pas.
Une marchandisation de l'humain
Ainsi la particularité de l’aliénation et de la réification capitalistes
ne peuvent se comprendre qu’au sein de l’exploitation. D’un travail
qui dans les sociétés traditionnelles était intégré dans la vie, le
capitalisme a fait quelque chose d’extérieur, une marchandise comme une
autre. L’individu aliéné en arrive à considérer le monde, les choses,
les autres comme il considère son travail: un moyen pour autre chose. Le
monde, la nature ne sont plus que «l’environnement», le décor plus ou
moins naturel dans lequel il évolue; les choses ont acquis une vie
propre: les objets techniques et les machines qui devaient le servir et
l’aider l’emprisonnent toujours davantage en se transformant en
prothèses indispensables entre lui et la réalité; les autres sont au
mieux des amis virtuels avec qui on n’a de lien que par écran ou
téléphone portable interposés mais le plus souvent ils ne sont que des
objets vivants mais insignifiants pour lesquels on ne ressent ni haine,
ni amour, ni aucune sorte d’empathie, juste de l’indifférence. Enfin
«libéré» des devoirs et des obligations traditionnels perçus comme des
liens entravant sa liberté, persuadé de n’avoir aucun pouvoir sur ce
monde où de toute façon il se sent étranger et qu’il accepte passivement
tel qu’il est, il ne reste à l’individu aliéné que lui, que cet ego que
la publicité flatte pour mieux l’exploiter. Il cultive sa différence
et son originalité, qui ne sont rien d’autre que le produit de
l’aliénation.
Il ne se préoccupe que de son «développement personnel» en exploitant de
son mieux son entreprise: lui-même. Il considère son corps, ses
capacités, ses sentiments, ses relations comme des investissements qu’il
pense pouvoir gérer rationnellement, en bon manager. Il n’est plus
soumis à la dictature de la marchandise, il est devenu marchandise. Il a
fait siennes les lois du système capitaliste dont il n’est que le
produit et il reproduit à son échelle, envers lui-même et les autres,
les mécanismes de domination: exploitation, aliénation, réification. Dés
lors le monde ne peut avoir comme seul sens que celui d’un grand marché
où tout se vend, où tout s’achète, où tout le monde est en concurrence
avec tout le monde, où rien n’est vrai et où tout est permis.
Retour à l'essentiel
On rejoint alors la deuxième définition du mot aliénation donnée par le
dictionnaire: «trouble mental passager ou permanent qui rend l’individu
comme étranger à lui-même et à la société où il est incapable de se
conduire normalement». Dans le système capitaliste les hommes ne
contrôlent pas leur propre activité productive mais sont dominés par les
résultats de cette activité. Cette forme de domination prend l’aspect
d’une opposition entre les individus et la société, qui se constitue en
tant que structure abstraite. Cette domination abstraite est exercée
sur les individus par des structures de rapports sociaux quasiment
indépendantes, médiatisées par le travail déterminé par la
marchandise. Le système capitaliste c’est cette société individualiste
où se sont constitués des rapports sociaux tellement objectivés qu’ils
ont pris une indépendance complète à l’égard des individus. C’est cette
domination abstraite qui amène à la domination de classe et non le
contraire. Dénoncer les banques et les oligarchies financières, prendre
l’argent aux riches pour le donner aux pauvres, ne changeront en rien
les structures du système de domination capitaliste et ne mettront donc
pas fin à l’aliénation. Comprendre l’aliénation ce n’est pas en sortir
car personne n’est en dehors de ce système et ne peut s’en faire le
critique en prenant une position extérieure. Mais la comprendre c’est
déjà faire un effort pour en prendre conscience, comprendre que cette
domination a une histoire et chercher les voies permettant de la
dépasser. Car il ne s’agit pas de revenir à «un bon vieux temps» d’avant
l’aliénation, il s’agit de s’approprier ou de se réapproprier ce qui
s’est constitué sous une forme aliénée.
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